L’année 1915 .

Quand le Plat Pays devient un cimetière à ciel ouvert.

L’année 1914 avait été caractérisée par de nombreux déplacements de troupes au nord et à l’est de la France; en dépit des effectifs adverses plus importants que prévus, l’armée française résiste: les états majors et les soldats prennent conscience que la guerre sera longue.

DSC02998Une guerre nouvelle voit le jour en 1915: la guerre des positions ou guerre des tranchées: les troupes creusent en profondeur des lignes à plusieurs intervalles de distance , séparées par des barbelés et reliées par des boyaux , sortes de passerelles étroites permettant aux secteurs les plus importants de communiquer entre eux; en arrière se tiennent les bivouacs: campements destinés aux unités de repos , aux services auxilliaires , à l’artillerie. Voilà une description administrative que n’importe quel bureaucrate de l’armée aurait pu faire. Écoutons Henri Barbusse, Le Feu Prix Goncourt 1916 « on distingue de longs fossés en lacis où le résidu de la nuit s’accumule .C’est la tranchée. Le fond en est tapissé d’une couche visqueuse d’où le pied se décolle à chaque pas avec bruit, et qui sent mauvais autour de chaque abri à cause de l’urine de la nuit . Les trous eux-mêmes , si on s’y penche, puent aussi, comme des bouches.»

Les conditions de vie pour tous ceux qui étaient en première ligne étaient inacceptables : l’hygiène, quasi inexistante et la météo pendant les campagnes d’Artois et de Champagne, fort mauvaise: pluie , pluie et pluie….nos poilus pataugeaient dans la boue; leurs visages étaient comme du carton bouilli et ils luttaient journellement contre la vermine, les poux et les rats obèses à force de s’empiffrer de cadavres….

Les repas n’arrivaient pas de façon régulière et les rations peu appétissantes pêchaient par insuffisance: « des fayots à l’huile , de la dure, bouillie et du jus». Barbusse les décrit entrain de manger accroupis, à même le sol, ou debout , «la bouche graisseuse comme des culasses» . Heureusement les colis envoyés par les familles amélioraient un peu l’ordinaire; une vraie camaraderie , basée sur la mixité sociale s’était établie dans la tranchée:les colis étaient partagés, les cigarettes et même parfois le courrier ( lecture à voix haute) .

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Canne fabriquée par un Poilu ici Jean-Baptiste Terrier de Montluçon gravée à Paroy  (Nord de Nancy) en 1915

Parfois l’attente entre 2 attaques était très longue, alors pour tuer le temps, certains se sont mis à fabriquer avec les débris de tous les matériaux qui leur tombaient sous la main , métal, bois, différentes sortes d’objets de la vie courante, de façon grossière ou élaborée, mais toujours émouvante : certaines communes en ont conservé dans leur musée: ils témoignent de la volonté de ces hommes de rester encore des hommes.

À peu près 370 000 Français sont tombés: pulvérisés par des obus, enterrés vivants , pourrissant au milieu de nulle part; les cadavres étaient si nombreux que les vivants s’en servaient comme murs de protection, et n’avaient même pas toujours le temps de les évacuer, de plus ils étaient méconnaissables:« il en est qui montrent des faces demi moisies, la peau rouillée, jaune avec des points noirs .Plusieurs ont la figure complètement noircie , goudronnée, les lèvres tuméfiées, et énormes: des têtes de nègres soufflées en baudruche». Barbusse . Une véritable boucherie: les hommes vivants ou morts avaient perdu toute humanité et étaient ce que l’on appelait« de la chair à canon» .

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Il faut dire que l’année 1915 fut un laboratoire pour l’armement:

Les états majors avaient mal évalué les besoins en armes; et au début de 1915, les munitions vinrent à manquer; des soldats spécialisés dans la métallurgie furent rapatriés du front, puis les femmes en très grand nombre , furent embauchées pour fabriquer les armes à la chaîne dans les usines qui tournaient à plein régime : les obus d’abord d’un calibre de 380 à 400 mms, montés sur des rails; défonçaient le terrain ennemi et pouvaient avoir une portée de 20 kms; les engins à tirs courbes, des mortiers , des lance -torpilles , camouflés dans des feuillages, avaient des effets dévastateurs, car les soldats creusaient des sapes(fossés) pour approcher l’ennemi et miner ses positions .

Puis les gaz asphyxiants; les premiers à base de chlore , furent expérimentés par les Allemands sur le front de l’Est , mais sans effets concluants car les conditions climatiques ( c’était le 31 janvier 1915 en Russie) avaient brouillé l’expérimentation. Ils renouvelèrent l’expérience à Ypres en Belgique, le 22 avril 1915 en diffusant un nuage gris vert qui avait fait fuir les alliés, libérant 7 kms de tranchées désertes. Puis ils améliorèrent les effets du produit en lui additionnant du phosgène, plus difficilement décelable , et dont les effets sont tardifs. Les laboratoires allemands avaient une longueur d’avance , en particulier des firmes comme Bayer, Bast, et Hoech qui formèrent avec Farben en 1925 la holding IG Farben , tristement célèbre pour avoir mis au point le Zyklon B….

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Les hommes se protégeaient avec des lunettes, des tampons puis des masques plus performants. Les alliés eux aussi se lancèrent dans la course aux armes chimiques , pourtant interdites par la déclaration de la Haye dès 1899: 100.000 soldats périrent ainsi entre 1915 et 1916.

DSC03000Les interventions de l’aviation étaient rares au début, puis plus nombreuses au fur et à mesure que la guerre se prolongeait . Foch d’emblée avait sous-estimé l’importance de l’aviation:«l’aviation, c’est bien comme le sport…mais pour la guerre, c’est zéro» . Curieux, cette incapacité d’anticipation pour un maréchal?

De 1903 à 1914, les prototypes se succédèrent et en 1914 les premiers combats aériens firent leur apparition.L’aviation vint au secours de la cavalerie qui , partie en mission de reconnaissance, était considérablement gênée par la puissance de feu ennemie. Dès 1915, les avions de reconnaissance photographient des cibles invisibles depuis les positions de tir, permettant à l’artillerie de viser ou de bombarder directement les lignes adverses. Par la suite , l’aviation put communiquer avec l’artillerie pendant l’attaque,mais il était parfois difficile de distinguer les appareils ennemis des appareils alliés ! L’aviation avait aussi en charge la surveillance des côtes , fort nombreuses en France et en Grande Bretagne. C’est encore en 1915 que les zeppelins furent utilisés pour bombarder les villes: nombreuses villes françaises et anglaises en furent les victimes, tant ces appareils étaient peu adaptés. Allemands et alliés rivalisèrent dans la recherche industrielle pendant toute cette période et mirent au point des appareils avec mitrailleuse synchronisée redoutable en 1915: les Fokker E III allemands étaient en fait une copie plus perfectionnée des Vickers et des Morane Saulnier , respectivement britanniques et français….


Quelques changements dans les tenues vestimentaires des soldats améliorèrent leur confort et leur sécurité
: l’uniforme porté jusqu’en 1914 était assez voyant , en particulier le pantalon rouge Garance, d’ailleurs les armées européennes avaient choisi, elles aussi, des couleurs passe partout. Dès août DSC030201915, l’uniforme bleu horizon remplaça l’ancien uniforme , mais ne fut généralisé qu’en 1916. Le boutonnage croisé de la capote protégeait davantage, et les poches renforçées pouvaient supporter quelques menus objets ou munitions. Par contre les casques métalliques ou cervelières(!!) distribués aux soldats dès le début de 1915 se révélèrent peu pratiques, mais surtout inopérants.

Les services de santé de l’état major faisaient état dans leurs rapports de morts par très nombreuses blessures à la tête. Adrian, responsable de l’habillement à l’état major eut l’idée de concevoir le premier casque métallique qui porte son nom, léger et efficace: les blessures diminuèrent de façon exemplaire et en chiffres et en gravité.Mais que penser de ces gilets pare balles rembourrés de toile ou de morceaux de matelas? Tellement incroyable et dérisoire!

«Les sentiers de la gloire ne mènent qu’à la tombe»...tels sont les vers de Thomas Gray, poète anglais préromantique (Élégie dans un cimetière de campagne) qui inspirèrent Stanley Kubrick pour son film: Les Sentiers de la gloire , sorti en 1957. Ce film connut un succès considérable et révèla au grand public les bavures de certaines plus ou moins grandes figures en charge de commandement.

Cette révélation et les conséquences humaines, politiques et sociales qui en découlèrent relèvent de l’insoutenable.

Dans les cas de figure les plus courants, les chefs , quels que soient leurs grades, obligeaient leurs hommes à monter à l’assaut de collines ou à prendre des villages au prix de pertes humaines innombrables , pour gagner quelques pouces de terrain( et se faire «mousser» auprès du Haut Commandement) lesquels étaient repris les jours suivants ….Devant tant d’inconscience, les soldats finirent par se révolter ;ils furent accusés de refus d’obéissance devant l’Ennemi! Ils étaient d’autant plus révoltés qu’ils songeaient aux nombreux«planqués» , comme on les appelait alors, à ceux qui étaient dans des bureaux, ou dans des postes sans risque. Les «frondeurs», eux, étaient passibles de la cour martiale , ou plus exactement d’un simulacre de cour martiale. Joffre avait exigé ces cours martiales, qu’il avait appelées:«conseils de guerre spéciaux»,bonne raison pour que les exécutions fussent tenues secrètes. Seuls le commandant de régiment et 2 officiers étaient présents: il n’y avait aucun témoin et la sentence était très sévère. Mais comme les condamnations arbitraires se multiplièrent , suite à de nombreux abandons de poste , le grand public finit par en être informé.Des comités de défense animés par les familles et les amis des soldats fusillés, des journalistes et des sympathisants se mobilisèrent; un député socialiste Paul Meunier prit même leur défense en pleine tribune à l’assemblée nationale . Un excellent film TV : Blanche Maupas ( Patrick Jamain 2009) raconte( c’est une histoire vraie) le parcours du combattant d’une institutrice mère de 2 enfants, pour réhabiliter la mémoire de son mari, qu’on avait privé de l’honneur dû aux soldats morts pour la France,( le nom de son mari, instituteur lui aussi, ne figurait pas sur le monument aux morts de son village ). Elle -même avait été privée de sa pension de veuve de guerre, et mutée arbitrairement par sa hiérarchie, et devait lutter contre la malveillance du regard de quelques villageois peu indulgents.

Une telle mobilisation politique et médiatique , avec les moyens de communication de l’époque: manifestations , réunions publiques, communiqués de radio et articles de presse contribuèrent à faire cesser les exécutions sommaires .

Voici quelques chiffres tirés des archives militaires répertoriées en 2014: Pendant la durée du conflit il y eut: 1008 fusillés , dont 82 sans jugement. Sur les 926 jugés, 612 furent condamnés pour désobéissance militaire. C’est en 1916 et en 1917, que les fusillades furent les plus nombreuses.

En 1915, il y en eut 237.

«Après tout, qu’est-ce qui fait la grandeur et l’horreur de la guerre?

-C’est la grandeur des peuples.

-Mais les peuples, c’est nous!».

Barbusse Le Feu

L’Effrontée

Le 11novembre 2015

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